Réflexions

 

Café grammaire : sur la clarté de la langue française

Contrairement à ce qu’ont affirmé plusieurs auteurs du XVIII° siècle, on ne peut pas considérer le français comme une langue claire.
Supposez que vous soyez espagnol et que sur une place de Grenade il vous passe par la tête de prononcer une phrase anodine, telle que :
Verde que te quiero verde.
Tout le monde comprendra que vous venez de dire :
Vert c’est toi que j’aime vert (1)
Mais si vous prononcez cette même phrase française en français, sur une place de Dieppe la lointaine (2), il est très possible que certains auditeurs comprennent :
Verre c’est toi que j’aime verre (soit, en espagnol : Vidrio que te quiero vidrio, voire : copa que te quiero copa).
Ver c’est toi que j’aime ver ( Gusano que te quiero gusano)
Vers c’est toi que j’aime vers (Verso que te quiero verso)
Vair c’est toi que j’aime vair ( Piel de la ardilla de Russia que te quiero piel).

Quelle langue au monde peut se vanter d’être aussi peu claire ? Quelle langue propose une aussi grande variété pour la suite de phonèmes : versetwakәzhemver ?

Cette situation correspond à une spécificité de la langue française, le surdéveloppement de l’homonymie, par suite de plusieurs processus advenus lors de l’évolution du latin  au français :
- éviction de nombreuses consonnes en position finale : verte (féminin) mais ver(t) (masculin) ; ver(m) (le m que l’on retrouve dans vermine, vermifuge).
- éviction de certaines consonnes en position intermédiaire, notamment les dentales : de vitrum, découle : it. vetro, es. vidrio, mais fr. verre (ce qui permet de réintroduire vitrum dans le doublet vitre) ; de pater, padre, padre, père.
- alignement de voyelles ou de diphtongues sur une forme standard : lat. vitrum, fr. verre ; lat. varius, fr. vair.

Il serait vain d’objecter qu’en anglais, la phrase
Green, I love you so much, green
peut se comprendre de deux façons :
Vert c’est toi que j’aime vert
Green c’est toi que j’aime, green
Il ne s’agit pas d’une homonymie, puisqu’on a affaire au même mot, dans son sens général en premier lieu, dans un sens métonymique en second lieu. L’ambiguïté qui en résulte est donc dépourvue de tout intérêt.

Ce manque de clarté du français a pour conséquence le surdéveloppement de l’intelligence des Français (des francophones, à la rigueur). Contraints à un incessant effort de décryptage linguistique, les Français ont été amenés à développer d’exceptionnelles facultés intellectuelles. Ils ont même été incités à en rajouter, pratiquant de façon systématique ce qu’on pourrait appeler : cryptage linguistique à des fins humoristiques (ou, si l’on préfère : jeux de mots).
On trouvera sans peines de nombreux exemples de cette pratique :
- à propos de tel personnage politique (de naguère) surnommé : l’amer Michel ; le silence de l’amer ;
- à propos de telle résidence (modeste) : Sam Suffy ;
- à propos de tel écrivain pompeux : de deux mots, il ne choisit jamais le moindre.
Tout aussi drôle : la pratique du jeu de mot approximatif.
Mon premier est un poisson, mon second est un arbre fruitier, mon tout est un roi de France. Réponse : Anchois Pommier.
Ces dernières décennies la pratique du jeu de mots a été illustrée par certaines catégories sociales :
Les coiffeurs, tantôt jouant sur la synonymie cheveu-tif (Diminue Tif), tantôt sur la traduction anglaise de cheveu (Atmosph’hair) ;
Les journalistes de Libération
Certains psychanalystes (je père-sévère).
On ne peut qu’être ébloui face à un tel degré de sophistication.



Notes
(1) Traduction usuelle de ce vers de Federico Garcia Lorca (Romancero gitano) ; la traduction plus littérale serait  : Vert que je t’aime vert 
(2) Dans un album de Tabary, Iznogoud essaie d’influencer le calife en lui offrant « un stylo avec des vues de Dieppe la lointaine »




EPO contre HOMO : sur une confusion habituelle
Je ne suis pas d’accord à 100 % avec ce qu’écrivait Jean-Claude Buhrer, journaliste, dans Libération du 17 février 2010 (« En Malaisie, un islamisme très électoraliste », page 20) :

L’islam rendrait-il amok
– terme malais qui sert à désigner un accès de fureur incontrôlé, popularisé par Stefan Zweig dans sa nouvelle éponyme publiée en 1922 ?

Cette formulation me paraît fort incongrue et tout à fait capable de provoquer la fureur de plus d’un intégriste, puriste et autre fondamentaliste ! D’autant qu’il s’agit de la première phrase de son Rebonds.
Le mot éponyme désigne en effet ce qui donne son nom à quelque chose, par exemple : le consul éponyme à l’année (à Rome dans l’Antiquité, il y avait chaque année deux consuls élus, mais des deux un seul était éponyme), le personnage d’un roman au roman (César Birotteau à César Birotteau).
En ce qui concerne amok, nous avons donc affaire, cas assez fréquent, mais peu valorisé, à un concept éponyme.
Qu’en est-il d’Amok ? Il est permis de penser que cette nouvelle de Stefan Zweig est la nouvelle homonyme du concept.
Il aurait donc fallu écrire :

L’islam rendrait-il amok
– terme malais qui sert à désigner un accès de fureur incontrôlé, popularisé par Stefan Zweig dans sa nouvelle homonyme publiée en 1922 ?

On ne saurait recommander la plus grande prudence dans le maniement de notions aussi délicates, tout en
 remarquant que le malais n’a pas contribué de façon décisive au vocabulaire français : en dehors de malais, d’amok et de kriss, il n'y a pas grand-chose.

Rubrique Who’s who ? (données provisoires)
Jean-Claude Buhrer a été journaliste au Monde et a écrit plusieurs ouvrages sur l’Asie du Sud-Est, notamment sur la Birmanie.

 

 

Elèves de ZEP et Elites de la Nation
Un énoncé des plus courants dans le monde médiatique est celui qui affirme, pour le déplorer, qu’en 1950, 29 % des élèves de Normale Sup’, Polytechnique, etc. étaient issus des milieux populaires, tandis qu’à l’heure actuelle il n’y en a plus que 9 %. Cette évolution, considérée comme anormale, est généralement considérée comme un symptôme de l’échec de l’école.

Une cause moins rarement évoquée est évidemment l’évolution sociologique, sans parler de l’évolution sociale, la déstabilisation économique des milieux populaires. Alors qu’en 1950, il existait une classe ouvrière dont le cœur était formée par les travailleurs des grandes entreprises industrielles et dont les enfants avaient une bonne perspective de trouver un travail dans l’industrie, la situation actuelle est d’une atomisation, à la fois par la régression drastique de l’emploi dans la grande industrie (Chantiers navals de Saint-Nazaire : 20 000 en 1970, 5000 à l’heure actuelle), par le phénomène de la sous-traitance, de l’externalisation, des CDD etc. Ces conditions de faible stabilité ne favorisent pas particulièrement la découverte des « élèves doués », capables d’atteindre le sommet de la hiérarchie universitaire. Malgré cela, il semblerait que les chances relatives soient restées à peu près les mêmes (1/24 en 1950, 1/23 actuellement, ce qui n’est de toute façon pas brillant).

Or, que dit-on de cette classe ouvrière, de ces milieux populaires : non pas qu’on va tout faire pour améliorer leurs conditions de travail et de vie, mais que leurs enfants doivent pouvoir faire les études du plus haut niveau, les études que se réservent indûment les élites. Se développe alors un discours anti-élitiste, reprochant à celles-ci leur endogamie, la faiblesse de leur base de recrutement (le V° arrondissement de Paris), la nécessité d’apporter du sang neuf, etc.

Qui tient ce discours ? En premier lieu, un certain nombre de journalistes, puis des sociologues intervenant dans les médias, et au-delà, mais c’est par mimétisme, des responsables académique, économique ou politique. Par exemple, Valérie Pécresse récemment sur France-Culture.

La sincérité de ces intervenants n’est pas à mettre en cause, et personnellement je suis favorable aux mesures pro-ZEP qui ont été prises par Richard Descoings sans être d’accord pour autant avec l’idéologie dont il les entoure. Il est tout de même permis de s’interroger sur la signification réelle (objective) de ces énoncés anti-élitistes.

Il s’agit tout d’abord, de la part d’une fraction subalterne de l’élite (les journalistes) de déconsidérer une autre fraction subalterne de l’élite (les professeurs du secondaire) et d’occulter le rôle réel des classes véritablement dominantes, celles qui habitent le XVI° arrondissement (cf. les ouvrages de Jean et Monica Charlot). Les professeurs du secondaire en France sont généralement critiques envers le capitalisme et la mondialisation, il est donc assez amusant de les mettre en contradiction avec les idéaux qu’ils prétendent avoir : à la fois en ce qui concerne leurs pratiques familiales (contournement scolaire…) et en ce qui concerne leur supposé échec collectif.

Il s’agit en second lieu de priver les milieux populaires de leurs éléments les plus brillants en leur proposant une ascension purement individuelle, en les intégrant  dans les classes dirigeantes. Or, tandis que la réussite individuelle est pour les classes supérieures un facteur de renforcement social, la réussite individuelle est pour les classes inférieures un facteur d’affaiblissement. Si les promoteurs de la réussite pour tous étaient totalement sincères, ils devraient chercher non seulement comment permettre la réussite individuelle des plus doués, mais comment rendre possible un progrès collectif dans lequel les réussites individuelles prendraient logiquement leur place.

Il est en fin de compte plus simple de transformer les bons élèves de ZEP en traders.f



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